AMBIGUITÉ SUR TOUS LES PLANS

De la Palme d’Or à Cannes en passant par l’Oscar du meilleur scénario, sans oublier les BAFTA, Golden Globes et bien sûr les 7 César, le multi-récompensé « Anatomie d’une chute » est enfin disponible sur les plateformes et en DVD. L’occasion de le voir mais surtout, apanage des grands films, de le revoir. Une oeuvre immense, multiple où la cinéaste filme l’ambiguïté déclinée sous une multitude de formes. Immanquable.

En pleine montagne, Sandra, romancière reçoit une étudiante pour une interview. Elle vit dans ce chalet avec son mari et leur fils, rendu aveugle suite à un accident. Le mari va mettre la musique à fond, empêchant le déroulement de l’entretien. Le même jour, le mari est retrouvé mort suite à une chute du troisième étage du chalet. Accident ou assassinat ?

S’il était besoin de ressasser l’immanente nécessité d’un bon scénario pour faire un bon film, l’exemple de celui-ci pourrait devenir un cas d’école. Très justement récompensé dans cette catégorie aux derniers Oscar (et préféré à l’indigent « Oppenheimer »), le scénario d' »Anatomie d’une chute » est un modèle absolu. Partant d’une histoire sommes toutes banale (un mort : accident ou meurtre ?) les auteurs ont tissé tout un écheveau de situations où l’ambigu règne en maître. Ambiguïté sexuelle du personnage principal, ambiguïté liée à la cécité du gamin dont la perception sensorielle est donc à la fois diminuée visuellement et augmentée intellectuellement, ambiguïté des rapports (entre l’accusée et son avocat), ambiguïté linguistique (on navigue du français à l’anglais car Sandra est allemande), ambiguïté des comportements (mensonges, amnésie, déclarations contradictoires…). Sans parler de l’inévitable ambiguïté qui règne toujours dans les déclarations faites au prétoire. Jamais dichotomique ni manichéenne, l’écriture fait naviguer en permanence l’histoire en eaux troubles, dans un magma de confusions.

UNE INTERPRETATION DE HAUT VOL

Dans sa mise en scène, Justine Triet parvient à rendre palpable cette ambiguïté. Une caméra souvent agitée où les gros plans se taillent la part belle, une image parfois au bord de la saturation, distordant la bienséance de filmage que l’on rencontre notamment dans de nombreux films à procès (de « La Vérité » de Clouzot à « Philadelphia » de Demme en passant par tous les films d’André Cayatte). A cela s’ajoute cette déclinaison de la chute du titre. Il s’agit aussi bien de décortiquer la chute d’un individu que celle du couple qu’il constituait avec sa présumée meurtrière. Autant présente dans ces deux occurrences que dans le décor où se joue le drame, les montagnes des Alpes et leur verticalité, la notion de chute s’invite également dans les balades du gamin sur d’étroits sentiers avec le précipice à quelques pas.

Si le jeu des comédiens tous parfaitement dirigés et pour certains très justement récompensés constitue une part essentielle dans l’éblouissante réussite de ce film, il faut aussi rendre grâce au travail des techniciens et notamment au montage sonore. La musique par exemple, oscillant entre la douceur mélancolique d’un prélude de Chopin dès que Sandra est avec son fils et celle agressive et misogyne que fait cracher le mari pour perturber son épouse. Tous ces éléments convergeront d’ailleurs vers le tribunal, lieu où le jeu de la vérité est sensé prendre place. Mais avec une telle histoire faite de toutes les contradictions, contrevérités, basculements et manipulations dont l’humain est capable, rien n’est moins sûr et si l’on sort de ce film avec la sensation que rien n’est jamais acquis, rien n’est définitif, même un jugement, c’est bien parce que la réalisatrice a parfaitement assumé le parti pris consistant à laisser planer encore et encore un indéfectible doute…

Franck BORTELLE

ANATOMIE D’UNE CHUTE (2023) de Justine Triet avec Sandra Hüller, Milo Machado-Garner, Swan Arlaud, Antoine Reinartz. Durée : 2h20

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