JOUER À PERDRE LA RAISON

La comédienne dont le tout dernier film s’intitule, bien triste ironie du sort, « Survivre », et qu’avaient révélée les frères Dardenne dans « Rosetta » a succombé à la maladie. Elle laisse une filmographie riche et exigeante mais aussi de très beaux souvenirs aux passionnés de théâtre. Elle n’avait que 43 ans.

Rosetta ne souffre plus, son chemin de croix a pris fin. Celle qui dans le film des frères Dardenne lutte pour sa survie, traversant le champ de la caméra les bras chargés d’une bouteille de gaz dans un plan puissamment christique, se sera battue contre un autre démon, celui de la maladie, un cancer rare. Emilie Dequenne, la magnifique fille du RER chez Téchiné, avait franchi ce qu’on n’appelait déjà plus une frontière pour devenir la comédienne belge préférée des Français.

Le cinéma lui en aura fait traverser d’autres, des moments de vie difficiles. Le public se souviendra longtemps de ce moment suspendu où, au volant d’une voiture avec l’autoradio qui diffuse « Femmes je vous aime » de Julien Clerc, elle reprend la chanson, les yeux plus qu’humides dans un plan séquence bouleversant. Dans ce film de Joachim Lafosse, « A perdre la raison », elle était cette mère qui, totalement désorientée par les vicissitudes de la vie, tuera ses enfants. Le film fait polémique mais le jeu de la comédienne fascine, éblouit et sera salué par un prix à Cannes en 2012 dans la compétition « Un certain regard ».

CRONENBERG CONTRE VENTS ET MARÉES

Elle savait tout faire, pouvait tout jouer. Bien sûr, « Rosetta » qui la révèle et lui vaut d’emblée un prix d’interprétation au Festival de Cannes en 1999. Elle a alors à peine 18 ans. Le film remporte par ailleurs une Palme d’Or aussi méritée que décriée. David Cronenberg, le président du jury, avait vu juste. Dotée d’un physique plutôt quelconque et ne lui permettant pas forcément de décrocher des rôles de grande séductrice, elle porte pourtant un charme indicible que rehausse un sourire éclatant et sincère. Les cinéastes Eric Rochant, son compatriote Lucas Belvaux, Catherine Corsini, Marc Fitoussi, Albert Dupontel, Philippe Lioret, Patrick Timsit vont jalonner sa filmographie. Sans oublier le délicat Emmanuel Mouret qui lui offre grâce à son film « Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait », le César du second rôle féminin et le Swan d’Or à Cabourg en 2021. De la tragédie aux compositions plus légères, elle sera toujours parfaitement juste.

CINÉMA, THÉÂTRE, TÉLÉ

N’oublions pas également le théâtre. Les spectateurs du Petit Montparnasse n’auront probablement pas oublié cette jeune fille gauche et faussement naïve, qui fut « Une femme de ménage » face à Bacri chez Claude Berri et qui, là, devient progressivement mais terriblement humaine dans l’excellent « Alexandra David-Neel, mon Tibet », véritable Everest théâtral dans lequel elle tenait la dragée haute à la géniale Hélène Vincent dans une mise en scène de l’immense Didier Long.

Elle laisse une cinquantaine de films et quelques séries en 25 ans de carrière. C’est beaucoup et peu à la fois, forcément. C’est surtout une immense tristesse de voir disparaître cette éclatante personne qui ne demandait qu’à vivre quelques années encore et s’endormir, octogénaire, dans un sommeil éternel. Cette foutue maladie dont elle est atteinte dans le tristement prophétique « Ma mère le crabe et moi » qu’elle interprète en 2017, en aura décidé autrement. Clap de fin.

Franck BORTELLE

Photo : Emilie Dequenne lors des obsèques de Jean-Pierre Cassel en 2007.

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