Chère Aya, 

Je ne vous connais pas. Je n’ai jamais écouté une seule de vos compositions. Vous ne détrônerez probablement jamais Barbara, Véronique Sanson, Anne Sylvestre, Jocelyn Béroard ou Hoshi de ce Panthéon personnel des chanteuses où je les ai, à force d’écoute et d’admiration, un jour fait entrer. 

Je sais, je me suis tout de même renseigné, que vous écrivez, composez, interprétez. Cette triple casquette, si courante chez les hommes, qui tend fort heureusement à coiffer désormais aussi des têtes féminines, mérite déjà le respect qu’on accorde sans sourciller à La Grande Sophie ou Juliette. 

Je sais aussi que vous vous êtes vu attribuer récemment la distinction d’ambassadrice d’une célèbre maison de couture et cosmétiques, succédant ainsi, illégitimement selon vos contempteurs, à Juliette Binoche, Penelope Cruz ou encore Julia Roberts. Sans oublier Zendaya, dont la double origine afro-américaine n’a provoqué pourtant aucune levée de boucliers lors de son intronisation dans la grande maison Lancôme. Mais avec vous…

Vous détonnez en déboulant dans ce milieu représenté depuis toujours par des « caucasiennes » comme on se plaît à nommer désormais les êtres de couleur blanche. 

Vous détonnez en déboulant dans la chanson française, raflant disques d’or et de platine en moins de temps qu’il en faut à tant d’autres pour franchir les 1000 exemplaires vendus. 

Vous détonnez en déboulant aux Victoires de la Musique, y décrochant la récompense suprême, celle de l’artiste féminine de l’année face à Sanson et je ne sais plus qui. 

Le peuple de France ne doit pas aimer les détonations. Ça lui fait peur, mal aux oreilles, les détonations. Trop de bruit. Ça met à mal ce train-train qu’il a si peur de voir dérailler. Ça met à mal son esprit de clocher, à ce peuple d’imbéciles heureux qui sont nés quelque part, ainsi que le chantait Brassens. Elles ont peur qu’on déboulonne leurs valeurs pour certaines surannées, ces vieilles badernes, en faisant entrer dans la bergerie la fière louve, l’empêcheuse de tourner en rond qui défrisera leur entendement et fragilisera le piédestal sur lequel elles ont hissé toutes leurs convictions. 

Elles tremblent sur leur socle de certitudes d’avoir tout mieux que le reste du monde : musique, littérature, cinéma, gastronomie, architecture… Sans oublier leur histoire bien sûr. 

Ah, l’Histoire ! Celle qu’on affuble d’un grand H. Dans celle du XXème siècle, on trouve, en 1915 exactement, la naissance d’une certaine Edith Giovanna Gassion. Origines : Italie, France, Maroc. Elle deviendra la plus grande chanteuse française de son siècle. 

Aujourd’hui, 62 ans après son dernier souffle, parce que Paris fait déjà tinter cinq fameux anneaux un peu partout, vous êtes annoncée pour vous produire lors de la cérémonie d’ouverture. Pour chanter Piaf et son cultissime « La vie en rose ». Cette chanson tellement reprise… par Grace Jones notamment…

Cette annonce a encore provoqué une détonation. Avant la cérémonie, c’est plus à celle orchestrée par Claude Chabrol à laquelle on assiste. Les fusils bien chargés, les courageux chasseurs bien planqués derrière leur clavier se battraient presque pour vous dégommer d’une prune en pleine tête, ceux-là même qui se plaisent à dire pourtant que vous n’en avez point. 

Le mot qui revient à longueur de commentaire, c’est « honte ». 

J’ai beau chercher, je ne vois pas. De quelle honte parle-t-on ? Celle d’avoir sélectionné l’artiste française la plus célèbre au monde aujourd’hui pour représenter un événement d’amplitude planétaire ? Ou bien la honte d’avoir osé proposer une femme de couleur noire et d’origine africaine pour reprendre un des fleurons de la culture hexagonale ? 

Nous en serions donc encore là, presque quarante ans après « L’Aziza » de Balavoine et un demi-siècle après « Lily » de l’ami Pierrot ? Des liesses explosent de partout en France lorsque des footballeurs d’origine africaine mènent l’Hexagone à une quelconque victoire mais c’est une campagne de bashing si une femme noire reprend une chanson lors d’un évènement sportif majeur ? 

Que cela est triste, désolant, désespérant. Aujourd’hui, tout comme on ne laisse pas plus les juges faire leur travail en se propulsant juge soi-même pour traîner dans la fange un présumé coupable, on ne laisse pas la moindre chance à une artiste de montrer si elle mérite l’honneur qu’on lui a fait en lui offrant une prestation pour le moins inédite. On déclenche l’hystérique avant l’historique. Quelle pitié !

Et quand bien même vous ne réussiriez pas votre prestation, ce que se permettront de juger sans vous avoir écoutée des hordes de smicards qui n’auront jamais fait entrer autant d’argent dans les caisses de l’Etat que vous en quelques années de succès discographique, ne parlons-nous pas d’un évènement dont la devise a toujours été « L’important c’est de participer » ? L’artiste n’a-t-il donc pas droit à l’erreur ou bien l’erreur n’est-elle accordée qu’à une poignée « d’élus » ?

Jouissez de cette participation, chère Aya. Savourez le moment et montrez-leur que la vulgarité dont ils vous affublent et la honte ne sont pas du côté qu’ils croient. Laissez-les donc voir la vie en morose et chantez, Aya, chantez !!!

Franck BORTELLE

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